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La nouvelle

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La nouvelle

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« On a un problème ! » Le front encore boutonneux d’André dégoulinait de sueur.

« Tu as un problème. » Je m’efforçais de décoller mes yeux de l’établi, juste assez longtemps pour être polie. « J’ai une sorte de ragondin bipède qui les attire comme un aimant. »

Il a le culot de rouler des yeux, alors même qu’il me met en retard sur Fabrice, Paul et Maurice.

« Tu comptes t’expliquer un jour ? » Parce que j’vais pas attendre toute ma vie, hein !

Pourquoi il va pas voir Agathe ? A quoi sert une grande sœur s’il passe sa journée collé au train de sa meilleure amie ? Je vais pas insister : pas besoin d’une autre dissertation sur le temps que ça prend d’élever un bambin.

« Robin a des soucis… » Encore ?

« Et me voilà avec deux ragondins pour le prix d’un ! » Fais chier ! « Il a fait quoi, cette fois ? »

Monsieur prend la peine d’éviter mon regard et d’invoquer l’option chien-battu. « Il s’est disputé avec un enfant de cœur et… »

Et il est coincé. Abrutis ! Il apprendra de ses erreurs si je vais encore gaspiller mon précieux temps pour sauver ses stupides fesses ? En même temps, Maman m’en voudra si je le laisse, et trouvera un moyen de dire que ça fait très Renouveau d’être aussi égoïste, et tout le blabla.

« Je peux toujours demander à Jean Lafont s’ils ont quelqu’un, si tu…

_Ah ça non ! » Cet abruti d’homme de cro-magnon va encore me faire la morale sur mon choix de carrière.

« Donc tu veux bien ? » Il bat des cils comme une strip-teaseuse, n’attirant rien d’autre qu’un soupir.

« Tu m’emmènes.

_Ok.

_Tu trouves un rêveur pour Haydar.

_Sérieux ?

_Et tu t’occupes de m’abreuver de café jusqu’à ce que j’ai fini cette maudite armoire.

_Tu vas un peu loin. » Je vais un peu loin ?

« C’est ça ou je reste faire mon projet pour le concours tranquillos pendant que tu t’expliques avec Jean et Robin, sans oublier tes parents. Tu crois qu’ils se sont déjà rendu compte que…

_Ça va ! T’as gagné ! » J’aime mieux ça. « Vipère. »

Il ressort de l’atelier en traînant des pieds.  

Vu son humeur, il va encore trouver le moyen de me refiler l’autre fils-à-papa de Victor Lafont. J’aurais dû préciser qu’Haydar devait partir avec un humain décent. Après, il aurait fallu qu’André sache ce que ça signifie.

« A tout à l’heure, ma belle. » Je laisse glisser la main sur la porte à demi-gravée avant de sortir à mon tour.

Bon. Maintenant, il va falloir prévenir les parents. Ça devait pas être simple, comme étape, ça, pour les premières générations, genre pour Victoire.

Imaginez deux secondes le tableau. « Papa, Maman, je peux aller partager le lit du fils du voisin pour que je puisse jouer avec des chaînes dans des contrées inexplorées en sa compagnie ? ». Le cauchemar !

Heureusement, ma mère est née à Lendemain. Mon père, lui, avait le cul entre deux chaises, jusqu’à tomber sous le charme ravageur de Zineb Salhi.

« Tu rentres tôt, mon petit poussin. » Maman ne lève pas les yeux des mots croisés.

Est-ce qu’elle dirait ça à un cambrioleur ou elle a un sixième sens pour savoir si c’est moi ?

« J’ai un truc à vous d’mander. » Je lâche ma sacoche à côté du porte-parapluie.

« Ton père est parti livrer des vêtements à madame Halle. » Bah bien sûr ! Miss exigence le monopolise.

« Je peux le chercher ? » André va encore dire que j’ai fait exprès, si ça prend trop de temps.

« Si tu n’as pas peur de Christelle. » Elle hausse les épaules, comme s’il était humainement possible de ne pas être terrifié à l’idée de croiser la matriarche Schmitt.

En termes de chronophagie, les bavardages de Papa et les dramas d’André ne rivaliseraient jamais avec la diabolique chef de meute et son infinité de chien.

Changement de plan.

« Il doit rentrer quand ?

_Disons que tu as le temps de lui faire du café. »

A tous les coups, elle lui avait promis de le faire, et ça me tombe dessus. Tant pis.

Il rentre assez vite, au final, on profite des tasses en porcelaine datant de l’atelier créatif pour jeune parent de Léon Lafont. Au moins, en cas de crime, on a ses empruntes digitales gravées dedans pour la comparaison.

« Tu voulais nous demander quelque chose ? » Maman étale les fameux biscuits de sa belle-mère sur la table.

« André voudrait qu’on aille dans le Monde Onirique, cette aprèm. » Pas besoin de leur dire pourquoi.

« Et ton concours ? » Papa plisse son front au point que ça ne devienne qu’un tas de rides.

« J’aurais le temps. » C’est dure de paraître détaché, quand on nous arrache le cœur. Sa perspicacité est reloue, parfois.

« C’est pour voir Haydar ? » Maman croise les bras sur sa poitrine. Nouveau coups essuyé, mais je tiens bon.

« C’est pour entraîner Robin. » Ok, c’est un peu un mensonge. Mais est-ce que c’est grave ?

Soupir général. Il faut encore deux ou trois échanges d’arguments, de moins en moins bon, pour les faire plier.

Au moins, ils n’ont pas pensé à me rappeler la danse de la victoire nauséabonde que nous infligera Fabrice, si le temps que je perds à sauver les miches du plus jeune ragondin bouffe trop sur mon projet.

De retour à l’atelier, j’attends André pendant au moins une demi-heure à mesurer et marquer des planches en avance. Au moins, tous les petits gribouillis seront prêts quand je reviendrais.

« Tu as parlé à Antoine et Zineb ? » Dire « tes parents » lui écorcherait la bouche ?

« Ouais. » Je jette l’équerre sur le côté.

« On fait ça ici ? » Il dévisage l’atelier, comme s’il y avait quoi que ce soit ici qui mérite un tel dédain.

« Rends pas ça plus chelou que ça l’est déjà. » Je déploie un lit escamotable que j’avais fait avec Paul voilà trois mois. Il veut l’installer dans son appart, dans l’Allier, quand il aura son diplôme.

« Tu veux que je fasse ça là-dedans ? »

Les Gaudreault sont tous des petites natures. Pas étonnant qu’Agathe se soit trouvée un Lafont : ils sont faits dans le même bois.

« Les pop star Disney sont moins des divas que toi. » Je jette mon sac sur le côté et vérifie que l’atelier est bien fermé avant de m’allonger. « Tu viens ? »

Beaucoup de rêveurs aiment me demander comment je peux les suivre dans leurs voyages. C’est un peu comme quand on demande aux aveugles ce qu’ils voient, ou si je demandais à quelqu’un comment il marche.

Se connecter aux gens, c’est comme marcher : c’est un peu coton au début, mais on s’y fait. Les rêveurs, c’est le niveau zéro de la connexion, le plus facile.

Il faut dire que leurs chaînes sont toujours hyper grosses, et qu’elles deviennent aussi hyper molles pendant ce drôle de moment où ils cherchent la phase avec laquelle ils résonnent. Leur chaîne s’assombrie, se strie de rouge vif, comme un zèbre gothique. Là, c’est un jeu d’enfant.

Il me faut un battement de cil pour le suivre, comme happé par sa chaîne vers le monde des rêves.

Là, c’est à moi de retenir les questions qui explosent dans mon esprit comme des bombes américaines en Asie.

Les kettekeb recouvrent le sol, menaçants, alors que mon corps spirituel se pend aux branches souples des doatidsana. Quand ils me lâcheront, j’aurais autant de piquant dans mon corps qu’un porc épic.

Qu’est-ce qu’on fout en forêt, d’abord ? L’autre abrutis de Robin pourrait pas faire son intéressant dans des villes ?

« Ça va ? » A l’orée du piège de ronces, André tend les bras vers moi.

Même si je me jetais vers lui, sa force de mouche me donnerait en pâture à ces démons à fruits rouges.

« Où est ton frère ? »

Son visage exprime parfaitement l’incompréhension d’un ragondin face au langage des humains. Je ravale mon soupir : on n’a pas le temps pour ça.

Avec toute la souplesse qu’il faut pour se promener dans les charpentes, je me hisse plus haut dans l’arbre, pour retomber un peu plus loin.

Il me fixe avec de grands yeux impressionnés, la bouche ouverte, toujours incapable de me répondre.

« Robin. » J’agite mes mains devant lui. Il hausse les épaules.

L’inspiration froide qui traverse ma gorge apaise un peu ma rage, mais juste un peu.

« Et Haydar ? T’en a fait quoi ?

_Il est avec Victor. »

Quelle surprise !

Je pars devant, évitant de me faire frôler par les fougères irritantes ou griffée par les animaux sauvages. Ma cadence le laisse vite quatre mètres derrière, mais je ne ralentis pas.

Des voix finissent par raisonner. Plus on s’approche, plus le vent marin transporte ses délicieuses effluves. André frissonne, et je tremble d’un agacement contenu.

« Tu n’as pas le droit de faire ça ! Tu sais qui je suis ? » Robin bombe le torse, au bord de la falaise. Ses cheveux platine sont hérissés sur son crâne, comme tous ses autres poils.

« Un autre rêveur qui se croit tout permis ! »

Malheureusement pour moi, je ne peux que compatir avec mon adversaire. Si une chose était sûre ici, c’était que cet abruti avait mérité son sort.

« Robin. » Je croise les bras, histoire qu’il comprenne mon antagonisme. Après, c’est pas une lumière.

« Haman ! T’es venue ! » Il ouvre les bras, comme pour me faire un câlin, mais je recule vers la forêt.

C’est pas méchant, hein, mais je préfèrerais enlacer un kettekeb que cet abruti.

L’autre enfant de cœur semble le voir, parce qu’il hausse un sourcil. Il croit quoi, au juste ? Que Lendemain nous vaccine contre la stupidité ? Quoique ça ferait sens, vu à quel point elle est répandue, là-bas…

Bon. Pas le temps de s’étaler là-dessus, le but est pas de pondre un Mémoire.

La chaîne de Robin a l’air correcte : métallique comme au repos, striée de rouge comme elle doit l’être. Il a toujours le contrôle de ses mouvements et de ses pouvoirs. Je vois pas de parasite, même pas de rayure. C’est quoi cette blague, encore ?

« Tu peux me sortir de là ? » La panique le fait grimacer, et les grimaces lui donnent des airs de masque de La Comedia del Arte à moitié fondu.

« Tu l’as encré ? » Mes sourcils se redressent d’eux-mêmes. L’intelligence pratique est devenue si rare que j’en pleurerais presque d’émotion.

« Chaînes pédestres à résonnance interne. » Il hausse les épaules, regardant l’horizon.

C’est complètement con de me donner le type de résonnance. Il tiens à ce que je les trouve ? Ou il… attends… il croit pas que je puisse les briser ? On va jouer, alors, mon pauvre petit homo-erectus.

« Tu peux faire quelque chose ? » André sort de la forêt, dégoulinant.

Papa et Maman vont sans doute lui faire avaler des orties crues, s’il ne trouve pas une solution. Sauf que ça, c’est pas mon problème.

D’un geste du bras, je commande à mes chaînes de s’élever. Caressées de vagues de pouvoir d’un azur presque électrique, elles vont se ficher dans le cœur de mon meilleur ami. Des vagues bleutées recouvrent peu à peu entièrement le pauvre ragondin.

Sa bouche remue toujours, mais aucun son ne sort.

L’autre crétin que Robin a énervé va faire tomber sa mâchoire, à force de lorgner sur ma maîtrise. J’ai vraiment eu de la chance de naître avec un utérus, si ça m’empêche de ressembler à ça…

« Pédestre, tu as dit ? »

Je n’attendais pas de réponse de sa part, juste le tremblement qui le secoue vigoureusement.

Mes chaînes serpentent autour de nous. Les rêveurs se regardent, s’échangeant des questions auxquelles aucun d’eux ne peut répondre, sans dire un seul mot. Ils sont aveugles, bien sûr, quand il s’agit des chaînes du monde.

Bon, là, je frime, mais c’est un peu plus précis que d’habitude. C’est comme manipuler une scie : si je me foire, quelqu’un risque de perdre un ou deux orteils. Oups.

La vibration du Monde Onirique n’est pas comme celle du monde physique. C’est comme être sur un djembé, quand quelqu’un en joue. Le Cœur remue en musique et ses intensions sont toujours trop abstraites.

Ma chaîne suit le rythme, comme par instinct, pour trouver ce qui perturbe le Cœur. L’autre bouge la sienne. Fais chier ! C’est pas assez dure comme ça ?

« T’as pas un dîner à préparer, Haman. » C’est qu’il me cherche en plus, l’homo-erectus !

Ma chaîne se rétracte d’un coup. Hors de question qu’on me parle comme ça ! Un battement, deux, quatre… je retiens mon souffle. Est-ce que j’ai seulement le droit de faire ça ? Un bannissement, c’est grave…

« Haman ? »

La voix de Robin m’active comme une gâchette. Je me connecte  en moins d’une seconde, agrippée à la chaîne de l’enfant de cœur comme une sangsue. Tout son réseau se dévoile devant mes yeux comme une carte tatouée sur sa chemise beige.

Il n’a pas le temps de réaliser avant que je propulse une vague de mon énergie à travers lui. Tout son être me repousse, et je me sers de ça. Le Cœur me répond, en rythme avec moi. Il n’a aucune chance.

Les liens de Robin se resserrent, il tombe à genou, mais le réseau de l’homo-erectus est à moi. Je peux voir le rêveur qui l’aide, plaqué contre la falaise, coincé entre les rochers, tremblant. Je trouve le chemin jusqu’à son corps du monde physique, couché sur une pile de coussins brodés. Il est à ma merci.

Il faut plus de précision pour séparer deux chaînes que pour bâtir un bureau, mais je n’ai jamais eu peur des défis. Je me ratatine mentalement, comme quand un prof demande qui veut aller au tableau, affine cette projection de moi-même pour me glisser entre eux. L’homo-erectus frisonne, je devine que son ami aussi.

Les yeux de ma victime crient au secours, les miens ne font que l’insulter autant qu’ils le peuvent, dans le silence le plus religieux.

La forêt chante pour nous, au rythme des battements du Cœur, parsemée des notes gutturales de la toux de Robin.

En position, je me relâche, je me redresse, je le domine de ma hauteur, je laisse ma chaîne grossir à nouveau, le chasser. Le craquement retentit, sec, et je manque un battement du rythme.

Merde !

Je trébuche, la falaise se dérobant sous mes pieds, le vide sous mon corps, la mer à l’arrivée. Je ferme les yeux.

Rien ne peut vaincre un enfant de cœur qui parle avec le sien.

« Robin ! » Je tends mon bras, il l’attrape, ma chaîne remue, et, dans une autre série de craquements, dégage l’autre connard, illuminant toute la falaise.

Le rêveur de la falaise tombe. Robin me serre contre lui. André hurle de terreur.

Si Haydar ne me trouve pas, c’est que Lafont l’a définitivement contaminé.

Je tombe en arrière, essoufflée, alors que Robin nous présente son horrible danse de la victoire. Je n’ai même pas l’énergie de l’insulter.

Il se passe bien cinq minutes avant que j’arrive à respirer normalement, et cinq autres avant que je ne puisse aligner plus de trois mots cohérents. Heureusement, les Gaudreault ont emporté des gourdes et des biscuits pour me calmer.

« André m’a dit que tu l’avais renvoyé chez lui ? » Haydar se penche vers moi, ses boucles brunes chatouillant ses longs cils.

« J’espère m’être contenté de le renvoyer chez lui… » Si j’ai cassé la mauvaise chaîne…

« Tu n’aurais pas pu faire quelque chose comme ça, et tu le sais. » Il m’embrasse le front, et je le pardonne de me sous-estimer.

« Tu es sûre de la connaître ? » Le couinement de mon ragondin me met au défi d’essayer mes pouvoirs destructeurs sur lui.

« Si les enfants de cœurs parlent avec le leur, alors tes pouvoirs sont faits d’amour et de compassion. »

Sa voix a un drôle d’effet sur les muscles de mon visage : dès que je l’entends parler, je ne peux pas m’empêcher de sourire.

« Tu dis ça parce que je suis le centre de ton univers. »

Il pique un fard, et je lui embrasse la joue. Il a une nouvelle sorte de beauté, au bord de la mer, sur fond d’eau mousseuse.

« Dis-moi que l’Angleterre ne te retiendra pas toujours. » Je pose mon front contre le sien.

J’ai pas passé deux heures avec lui, avant que le ragondin insiste pour rentrer. Au moins, ce sale gosse a tenu sa promesse, et il a fait ça bien : trois fois par jour, il m’amenait un plateau repas à l’atelier avec des sandwich, de l’eau et un énorme café. Comme quoi, il est quand même chic, mon ragondin.

Personne d’autre n’est venu m’emmerder, jusqu’au concours.

Maurice a bâti toute une bibliothèque magnifique, mais son amour des finissions n’avait toujours pas trouvé le temps de naître : tout était bourré de mini-défauts.

Paul avait difficilement fait tenir son berceau. Son plan était magnifique, mais il était toujours aussi nul dans la réalisation. Le pauvre, si quelqu’un d’autre que moi devrait gagner, c’était lui.

Fabrice avait réalisé un travail remarquable, comme d’habitude : un bureau d’angle avec le casier pour l’ordinateur, le tiroir à clavier et les étagères à livre.

Par miracle, le comité avait jugé le mélange « mécaniques complexes » et « design classique » à la hauteur de la compétition.

C’était un pari risqué de favoriser la praticité, mais il semblerait que ça embrassait parfaitement l’idée qu’ils s’étaient fait du thème « chambre ».

« Tu es un génie, Haman. » Je sais, Ragondin, je sais.

D’une certaine façon, cette médaille autour de mon cou avait amoindri le vide laissé par Haydar. Ou peut-être que c’était l’incompréhension sur le visage de Fabrice ?

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Oct 20, 2023 21:03

J'aime beaucouuuup ! On aime le petit Ragondin un peu stupide <3